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NO BIRTH WITHOUT CONFLICT

 

Juillet 2012. J'ai 20 ans. Mes études de piano ne me transportent plus.
Je cherche à transformer mon confort en danger, mes habitudes en découvertes. De ce désir de grandir et de me trouver, je veux ramener des traces. C'est avec mon appareil photo argentique
et 15€ journaliers que je prend la route à vélo, direction l'Allemagne...

l'histoire ...

Il pleut. Il est prévu que je parte, mais je n’en ai pas envie. J’ai mes vingt kilos de bagages sur le dos et mon vélo est prêt. J’ai encore mon appareil en main. Je veux une photo d’eux. De celui avec lequel je venais de passer dix jours extrêmement intenses durant lesquels je me suis fait braquer par un 9mm chargé, je me suis coupé le derme de l’index et j’ai fait des excès de vitesse dans un side-car BMW. Dix jours pendant lesquels j’étais presque déjà chez moi, avec mes habitudes. Pourtant, je vais partir. J’espère pouvoir y revenir un jour. Je leur demande de prendre la pose. J’appuie sur le déclencheur.

J’ai le ventre plein. J’abandonne sans grands regrets les quelques résidus de pâtes qui collent encore au paillasson servant de tapis d’orient. Sans meubles, mon réchaud était au sol, je lui ai fait une balayette par inadvertance. Il reste encore les trois quarts du paquet de pâtes LIDL et bien assez de jambon et de fromage que pour en remanger sur la route. Tout ça m’a couté deux euros. Je m’allonge sur mon lit et contemple les trois mètres carrés que je viens de m’allouer pour la nuit ; le petit déjeuner est inclus. Les casseroles sèchent et moi aussi. Il n’y a pas grand chose à regarder. Je prends mon appareil qui gît à côté de moi avec le reste de mes affaires. J’appuie sur le déclencheur.

Cette nuit à l’hôtel me permet de visiter la ville. C’était le but d’ailleurs. J’essaye de trouver des activités culturelles, mais dans cette Louvain-la-Neuve germanique, le butin est maigre. Je rencontre un étudiant et il m’invite à manger chez lui. Il doit juste demander l’accord de son propriétaire. C’est non ; impossible de tricher, il faut passer un portique sécurisé et il y a des caméras partout. Nos chemins se séparent.Bienvenue en Allemagne ... Sur le chemin du retour vers l'hôtel, je me sens vide comme ce parking. J'appuie sur le déclencheur.

Une bâche m’intrigue. Elle recouvre une voiture. Je ne sais pas pourquoi j’ai une irrésistible envie de la tirer. Je découvre une Mercedes crasseuse. Le pare-brise est complètement enfoncé. Je tire encore ; la portière est accessible. Elle n’est pas verrouillée. J’entre. Tout est sens dessus dessous, mais tout y est. Il y a des compresses, partout, une somme déraisonnable de compresses, certaines sont encore emballées. Je ressors, réfléchis, ouvre les autres portières, puis m’assieds à l’avant. Le coffre... j’essaye de l’ouvrir. Il est fermé. Délibérément, c’est certain. Le siège du milieu de la banquette arrière ne s’abaisse pas. Je ne peux rien faire de plus. Je m’éloigne et prends mon appareil. Le coffre gardera son secret.

j’appuie sur le déclencheur.

Je vais rejoindre Nora, une longue route m'attend. Je suis seul, depuis longtemps, trop longtemps. Ça fait deux jours et demi que je n'ai plus eu une conversation avec un être humain et que mes journées s'écoulent au rythme des bandes blanches des nationales. J'ai de la veine, il pleut ... J'ai mangé mes pâtes de la veille en dessous d'un pont d'autoroute, salées par mon torrent de larmes. Après m'être ressaisi, je décide de me trouver un hôte au premier café du premier bled perdu du coin. Deux bières plus tard, mes voisins en ont englouti neuf et repartent l'air triste, et moi bredouille. J'enfourche mon vélo et tombe face à ce mur, coincé ... Mur qui ne me laisse pas d'alternative et me renvoie mon image. Dure journée. J'appuie sur le déclencheur.

J'y suis presque, mais à l’évidence je devrai dormir dehors ce soir. Il fait enfin beau. Mon cerveau est lessivé par 4 heures de musique et de pédalage. Je viens de suivre 60 kms de rails de train à côté du Rhin. A chaque bled son château médiéval, et le rocher de la Lorelei était le plus moche de tous, couvert d’échafaudages et de touristes. Tout d’un coup, un chemin d’herbes part vers la gauche. Il va bientôt commencer à faire moins clair, je fais marche arrière et m’y engouffre. Un tas de cendres, puis une bouteille, puis finalement une plage de sable fin ; une chaise aussi ; que fait cette chaise ici ? Je laisse tomber mon vélo dans l’herbe, m’accroupis, et sors mon appareil photo. J’avais enfin trouvé mon paradis. Surréaliste. J’appuie sur le déclencheur.

 

 

 

Enfin quelqu’un à qui parler ! Après 5 jours complets de solitude et de morosité je suis le plus heureux des hommes. Je retrouve les plaisirs du partage et de la compagnie. Alors que je n’ai pris que deux T-shirts avec moi, je m’achète un noeud papillon lorsque l’on va chez H&M. Le midi, après m’avoir fait visiter la ville et montré le casino auquel j’irai tenter ma chance dès que possible, on retrouve une amie à elle. On va dans un café, on discute, on ne fait rien. Je suis bien. Je réalise seulement la valeur de ces moments qu’après m’en être délibérément privé en décidant de partir seul. Elles sortent leur tabac, je sors mon réflex. Je suis extrêmement reconnaissant envers Nora.

J’appuie sur le déclencheur.

On est lundi, adieu Nora. Je suis en route pour Francfort ou mon couchsurfeur m’attend. Je décide de prendre le train. Il est midi, alors lorsque je croise un compagnon cycliste, je lui demande si je peux le suivre à l’improviste pour déjeuner avec lui. La réponse est négative. Sans doute un amas d’excuses bidons pour camoufler beaucoup d’embarras. Je ne suis pas surpris ; et descends à Mayence, le musée des beaux arts avait l’air intéressant selon la tonne de prospectus touristiques disponibles en ce pays d’organisation et de rentabilité. Évidemment on est lundi, le musée est fermé, quand diable finirais-je par me souvenir de ces choses-là ... ! Il est midi, et selon mon héros de “j’irai dormir chez vous,” la persévérance est reine, alors lorsque je croise des clochards devant le bâtiment de la gare, je leur demande si je peux partager avec eux ma bière et mon sandwich. Ils me baragouinent un oui et j’aperçois des bleus sur leurs bras, stigmates d’injections répétées. On se présente vaguement, j’entame mon sandwich, pose mon sac et sort mon appareil photo. J’appuie sur le déclencheur.

L’un d’eux semble intrigué et trouva bientôt le moyen de glisser dans notre semblant de conversation un «et si je te foutais mon poing dans ta tronche» tout-à-fait courtois. Lui, parle anglais. Il m’explique qu’il a vécu aux Etats-Unis et m’est finalement plutôt sympathique. Ma 50 se termine. Alors qu’il n’ont visiblement pas grand chose, ils m’en donnent une autre, et puis des shots d’une sous marque LIDL goût Jägermaister. Je vais à la supérette pour leur rendre la pareille et à 15 heures, nous sommes tous saouls et hilares. Il déchire sa chemise. J’appuie sur le déclencheur.

Anxieux d’avoir laissé mon sac et mon vélo tout seul lors de l’aller-retour à la superette, je fais un rapide check de mon sac. Je les avais laissés là non pas par oubli, mais par confiance, par respect. Me voyant examiner mon sac, l’un d’eux me dit en rigolant qu’il l’a soupesé et qu’il le trouve vachement lourd. Ce n’est pas pour me rassurer et je ne sais pas ce que je leur inspire, beaucoup nous sépare ... Un de leurs amis arrive. Il a une guitare. Il joue, on chante, je joue, ils chantent. Il m’explique qu’il peut gagner pas mal d’argent par jour grâce à sa musique, que ça dépend du temps et des villes, qu’il écrit des chansons qui dénoncent sa condition... Il m’en joue une. Tous ses copains la connaissent par coeur. Ils s’enlacent. Moment de bonheur. J’appuie sur le déclencheur.

Deux heures se sont écoulées. Je dois prendre mon train vers Francfort. Je leur dis au revoir. La grande gueule qui voulait me "foutre mon poing dans ta tronche" me demande si je veux pas leur laisser cinq euros. Il a l'air à demi embêté de me demander ça. Demi embêté moi aussi, je refuse. Par principe, je partage, je ne donne pas. Je ne veux pas qu'ils aient été gentils avec moi pour recevoir de l'argent. Ils me laissent un e-mail, même les clochards ont des comptes de messagerie en Allemagne. Ce sont aussi de grands habitués des cybers, c'est le même prix qu'une bière et ils en ont parfois marre d'être saouls. En guise d'adieu, et en souvenir du mémorable début d'après-midi qu'on venait de passer ensemble, ils me tirent leur révérence.

J’appuie sur le déclencheur.

Francfort. Mon couchsurfer est sympa, intéressent, gay, et un peu amoureux de moi. Super ... Enfin bon, ça flatte l’égo et je n’ai jamais trop mal géré ce genre de situation. Sauf pour y mettre fin. Ça fait trois jours que je suis dans cette ville remplie de musées extraordinaires, et tout se passe pour le mieux. Je suis en route pour retrouver mon ami groom à son palace. Je l’ai rencontré le premier jour. Il m’a dit que j’avais un beau vélo, je lui ai expliqué mon voyage et le fait que j’étais libre, et nous avons continué à discuter. Quand j’arrive, c’est son supérieur qui s’occupe de la réception. Il m’apprend que la soirée en boite prévue ce soir et à laquelle il voulait m’emmener ne tient plus. Le boss des émirats arrive ce soir. Il est son secrétaire personnel. Dommage. Il s’en va, mon ami le remplace. Les clichés ont la vie dure, il est noir. Un client arrive, je mets mon appareil en joue. Il lui ouvre la porte, j’appuie sur le déclencheur.

Me voilà dans le train. Celui du retour cette fois. Après 450 kms et 7666 coups de pédales. J’aurais pu continuer, descendre à Darmstadt, puis Munich. Mais après trois semaines, ma soif d’aventure est comblée, et rien ne me pousse plus vers l’avant. J’ai huit heures de trajet et cinq changements devant moi. Je m’affale dans mon siège. Une dernière photo avant la fin. J’ai une poutre dans mon champ de vision. Droite, régulière, solide et rigide. Comme ce pays. J’appuie sur le déclencheur. Ce que j’aurai retenu de ce voyage ? Mes pellicules me le diront ...

 

 

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